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En balade, né au vent
28 novembre 2013

Paris - Brest - Paris 1999 - Le retour (2/2)

 

... Le repas est vite expédié, il ne s'agit que d'une formalité consistant à se remplir la panse d'une bonne purée de pommes de terre chaude accompagnée d'un litre de Vichy. Le retour vers Carhaix se fera accompagné de deux cyclos de Carhaix causants, ça fait du bien. Roc Trévezel n'est pas plus dur à franchir au retour qu'à l'aller, nous parlons tourisme et paysages avec les deux régionaux. Cela doit être assez particulier de passer devant chez soi et de poursuivre jusqu'à Paris.

Carhaix-Plouguer 15 h 18 - mercredi 25 - km 696 - 8ème contrôle

La pause au " pays du pain grillé " est toujours aussi chaleureuse.

C'est entre Carhaix et Loudéac que je rencontre Tom pour la première fois. Il roulait seul devant moi et, sortant un appareil photo pour immortaliser un paysage de maïs, qui heureusement ne sentirait pas le lisier sur la photo mais n'en serait à mon goût pas plus beau pour autant, j'accélère et lui demande "You want I make the picture with you ?". Il me tend précautionneusement son appareil, je le rassure "I have the same". Je ne pense pas que cette photo soit aussi réussie que les quelques dizaines de kilomètres passés à échanger sur les routes en France, en Amérique, leur séjour chez nous... Ils sont 4 ou 500 américains et roulent seuls ou par paquets de deux ou trois habituellement à vue les uns des autres. Tous sont "escortés" par un bus. Leurs niveaux étant très différents, le bus doit avoir un planning de passage aux contrôles. Ils sont venus en France "by air plane", les vélos "in the bus", le bus "by air plane" ! Tous les cyclos américains que j'ai rencontrés ont inscrit PBP dans un séjour de 4 à 5 semaines sur le vieux continent. Je reverrai Tom deux fois par la suite. J'ai la certitude matérielle et symbolique qu'il a apprécié notre rencontre.

image027

Loudéac 19 h 09 - mercredi 25 - km 773 - 9ème contrôle

Arrivé à Loudéac, je suis accueilli bras ouverts au contrôle par Eliane et Henri qui ont reconnu le maillot de Beaune. Ce sont des clients de Jean que je ne connait pas le moins du monde ! Ils m'apprennent qu'il est reparti avec Gilbert il y a 1 heure ou 2, je pourrai peut être les rattraper, mais ce ne sera pas avant un moment. Ils attendent encore 2600 cyclos qui n'ont pas pointé ici, c'est dire que pour eux le coup de feu est à venir. C'est agréable à entendre, et cela explique la fluidité que je rencontre depuis mon passage ici il y a 23 heures.

Je suis à nouveau interpellé au repas, toujours grâce au maillot décidément célèbre de notre club "BEAUNE Cyclos", par deux cyclos montpelliérens complices de Gilbert dans ses diagonales. Nous échangeons quelques "nouvelles du front".

Le lycée  est toujours bondé, ça sent les grillades, il y règne une ambiance de fête ! Je ne m'y attarde pas, préférant encore et toujours le vélo... le contrat à remplir avec profits plutôt que pertes.

La nuit qui vient sera bien évidemment longue, mais si belle et si claire sous la pleine lune que je n'en conserve que des souvenirs magiques. Rouler éclairé par cette lumière blanche, distinguer comme en plein jour les vaches brouter une herbe laiteuse comme neige, "passer à gué" ces petites rivières de lumière immaculée cascadant des trous de haie et coupant notre route... véritable émerveillement... 

Une-nuit-magique

 Merci à FM du web à qui j'emprunte cette création, à voir là aussi Fanny Mours - portfolio

Serait-ce des Korrigans ? Au loin 3 petits feux rouges se rapprochent, s'éloignent, jusqu'à disparaître dans une bonne descente à quelques lacets. Je fais confiance à mon poids pour prendre de la vitesse dans les descentes, mais là, arrivé au fond, je suis bien obligé de freiner. Il y a, au beau milieu de la route, deux vélos étalés et un cyclo par terre sur l'accotement. Pensant à une chute je crie :

- You fall ?

Après quelques secondes d'hésitation une voix féminine répond :

- Oh no, it's my toilets !... tout en se relevant et se reculottant...

Je passe le plus discrètement possible et continue ma route rattrapé peu de temps après par les 3 américains. Nous échangeons des excuses, des explications, quelques propos amicaux et une vingtaine de kilomètres.

Tinténiac 23 h 49 - mercredi 25 - km 858 - 10ème contrôle

Ils m'ont paru bien longs les kilomètres jusqu'à Tinténiac : le manque de sommeil, la fatigue arrivent à un niveau jamais connu jusque là. J'en suis à 258 km au-delà des 600, le plus loin où je sois déjà allé, et pour accentuer encore la différence, c'était en groupe convivial de 12 copains.

En plein cœur de la nuit, ici, on a encore plus toujours l'impression de déranger. Il y a tellement plus de civils que de cyclos qu'on se sent vraiment importun, ça va leur faire drôle quand la masse des 2600 va se présenter ! 

Je rassemble suffisamment d'énergie pour me passer du Cetavlon. J'ai changé de tactique, ce n'est plus le fessier que je badigeonne, mais le fond du cuissard que je tartine de crème, il semble que ce soit efficace un peu plus longtemps, en tout cas ça forme un coussinet frais... quelques minutes !

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Je repars seul après avoir enfilé manchettes, jambières et coupe vent. Jusqu'à Fougères, on rencontre beaucoup d'adeptes du sommeil éclair. Ils se voient de loin avec leurs vélos couchés dans le fossé, adossés contre un arbre sur une butte, ou étalés de l'autre côté d'une haie dans un pré. Ils ont laissé leur feu arrière rouge clairer, et sont tombés de sommeil à quelques centimètres de leurs montures. Au calme, au frais, sur un matelas d'herbe, parfois enrobés de leur couverture de survie, certains doivent sans doute dormir plus longtemps qu'ils le voudraient.

Fougères 3 h 19 - jeudi 26 - km 918 - 11ème contrôle

J'arrive "comme un zombie", je me fais masser genoux, coudes, chevilles et poignets au Voltarène Emulgel. A chaque contrôle, les secouristes de la Croix Rouge sont là 24h/24, souriants, compatissants, réconfortants. Leur moral apparemment au beau fixe est aussi efficace, sinon plus que les crèmes pour nous remettre sur roues ; il contraste avec le mien en proie au doute... question d'heure peut-être ? J'ai toujours constaté en roulant des nuits entières à bicyclette combien la tranche horaire qui va de 2 ou 3 heures du matin aux premières lueurs réconfortantes est éprouvante. 

J'essaye de prendre quelques minutes de sommeil et m'effondre sur un matelas de gym, non sans avoir eu du mal à rassembler mon paquetage. Je dors environ 15 minutes malgré la lumière crue et le chauffage à air pulsé de cette salle polyvalente. Mais qui est l'imbécile qui a eu l'idée saugrenue de nous imposer ça ? Tant pis on fera avec ! Cette même salle accueille, dans des secteurs écartés, les contrôleurs, le poste de secours, le bar, le mécanicien vélo, et les dormeurs ! Ca dort, ça masse, ça discute, ça pointe les passages, ça casse-croûte, ça dévoile et graisse, et juste à côté, dans les vestiaires, ça se douche !

Réveillé en sursaut, non pas par le bruit puisque tout cela est très silencieux respectueux de notre fatigue, mais par la crainte de dormir longtemps. Je me rhabille laborieusement pour affronter la nuit. J'enfile même la veste "gore-tex" tant la fraîcheur extérieure contraste avec la chaleur du gymnase. 

Passant près des contrôleurs, je reconnais la voix de Jean qui arrive, vraisemblablement très fatigué car trop exubérant, flanqué de deux jeunes mulhousiens dont l'un est tout aussi volubile, et l'autre plutôt effacé. "Guronsan" ou fatigue extrème ? J'hésite un moment avant d'aller me présenter, puis réussis à les rassembler. Nous mangeons ensemble avant de repartir, eux, nouilles jambon, moi, café tartines. Je pensais qu'ils auraient besoin de prendre du repos, mais à la réflexion je crois que l'envie de prendre ma roue était plus forte.

Quelques kilomètres seulement avec Jean qui semble vouloir changer de poisson pilote. Son comportement routier me fatigue, il roule sans lumière pour économiser ses piles, au milieu de la route, et quand arrive un véhicule en face, je suis obligé d'accélérer et de l'inviter vivement à se rabattre. Décidément, moi qui me plaignait de n'avoir personne à qui parler, je regretterais presque le silence de Teddy Bear ! Le Mulhousien volubile est laché loin derrière, quant à l'autre il a abandonné et conduit la voiture avec les femmes. A l'occasion d'un café dans un bistrot matinal, je prends le large avec Patrick de Tournus, il s'est arrêté après avoir remarqué le vélo de Jean au bord du trottoir.

Ca faisait maintenant plus de deux jours que j'espérais bien le rencontrer, mais son projet ambitieux d'égaler au moins les 71 heures 27 minutes de Charles Terront, premier vainqueur en 1891, m'avait fait petit à petit perdre espoir. Patrick semble bien fatigué lui aussi. Il souffre d'échauffement de la plante des pieds et "d'écrasement" des gros orteils. Je le trouve changé depuis juin où nous avions fait le 300 et le 400 ensemble. Les yeux cernés, il a perdu un peu de sa bonne humeur d'alors. Je ne me vois pas ! Le hasard et la fatigue nous séparent rapidement, je me retrouve seul jusqu'à Villaines.

Villaines la Juhel 9 h 33 – jeudi 26 - km 997 - 12ème contrôle

Bientôt 1000 km, un cap symbolique ! Au contrôle on trouve en cadeau un stylo, une carte postale, une enveloppe timbrée, et une boîte à lettres PTT jaune rutilant à portée de main. Charmantes attentions que tous les cyclos mettent à profit pour écrire hâtivement quelques mots à leurs proches.

Le moral est bas, je décide de dormir jusqu'à 11 heures, cela semble compliqué. Responsable du couchage égaré, dortoirs éloignés, je finis tout de même par m'effondrer dans un préfa scolaire parfumé à la poussière des rectangles de vieille mousse légère servant de couchettes. Je suis seul, c'est sans doute pour cela que j'ai surpris l'organisation en étant vraisemblablement un des premiers à solliciter du couchage. Craignant les difficultés respiratoires dues à la poussière et trop énervé pour dormir, je me relève, me rassemble difficilement et repars 10 minutes après m'être allongé. 

Paradoxalement, dans les moments de grosse fatigue, de grand froid, ou de grande humidité comme dans le BRJ en 1996, quand la randonnée n'est pas terminée, il est difficile de prendre du repos et c'est encore sur le vélo qu'on est le mieux, ou le moins mal !   

C'est dans cette portion de route, entre Villaines et Mortagne, que j'ai rencontré Tim. Américain de Californie, grand, vélo Trek récent, barbe rousse épaisse, nous faisons connaissance en échangeant des propos touristico-mécaniques. Il m'est difficile de trouver le vocabulaire mécanique précis : dérailleur, plateaux, pignons... n'étant guère au programme de mon anglais scolaire vieillissant. J'essaye tout de même avec l'aide de gestes et mimiques, de lui dire qu'il pédale sur un trop grand développement. Me voilà bien ennuyé lorsqu'il me demande de justifier mon affirmation ! Mon vocabulaire médical est bien aussi restreint que le mécanique... Je prends le large dans un "raidard", lâchement vis à vis de la langue anglaise, mais comme une démonstration involontaire de notre échange mécanique précédent. 

Quelques kilomètres plus loin, c'est Tom que je retrouve avec plaisir. Nous avons déjà un petit vécu commun, et reprenons nos conversations interrompues par la taille de l'épreuve. Passant devant un champ de tournesols qu'il photographie également, nous abordons les sujets, très chauds à cette époque, de l'agriculture, de la pollution, de l'alimentation animale puis humaine. Je pensais lui apprendre que les Cheeseburgers de chez Macdo ne comportaient pas de fromage... Pour faire du fromage, il faut du lait. En l'occurrence la plaque jaunâtre du cheeseburger n'est obtenue qu'avec de l'huile. Il  le savait fort bien ! 

Tout en discutant nous dépassons Jean, affublé cette fois d'un grand sifflet toulousain. Comment a-t-il fait pour être devant ? On se perd et se retrouve quand on ne s'y attend pas, sans savoir pourquoi.

Sans nous en rendre compte notre cadence augmente, Tom prend des relais, nous allons plus vite et roulons vraiment bien, jusqu'à ce qu'il décroche pour se restaurer d'une barre énergétique. Il m'explique qu'il a trop attendu pour manger et que son taux de sucre est maintenant trop bas. Il est contraint à s'arrêter sur un banc à l'ombre, et je le quitte non sans me sentir quelque peu fautif de ces kilomètres à bonne allure. Il semblerait que les américains goûtent peu notre alimentation basique de nouilles, riz, escalopes, boudin, frites... lui préférant des barres énergétiques ensachées exemptes de toute contamination bactérienne. C'est pas le moment de "choper la tourista" ! 

"See you later, Tom ! "

Peu après, je suis également obligé de m'arrêter vers une famille dont les enfants tendent frénétiquement des bouteilles d'eau sur le bord de la chaussée. Je n'ai que la force de descendre de vélo et de m'asseoir dans l'herbe. Les gamins piaillent autour de moi "de l'eau m'sieur, de l'eau !", la maman heureusement compréhensive les rappelle : "laissez-le, y viendra bien quand y pourra !"

Merci Madame !

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On est loin de l'image du coureur cycliste attrapant à la volée un rafraîchissement.

Retrouvant mes esprits quelques minutes plus tard, ils remplissent enfin mes bidons tout heureux de rendre service. Je mange deux parts de leur marbré, puis avoue ma grosse fatigue à un véhicule officiel s'arrêtant là à des fins de "contrôle". Le gars m'engueule, me remet sur le vélo, et me pousse dans la côte !

Merci Monsieur !

Mortagne au Perche 13 h 52 - jeudi 26 - km 1063 - 13ème contrôle

J'appelle Gérard comme convenu pour prévenir de mon arrivée possible entre 22 et 23 heures afin qu'il puisse se mettre en route d'Egreville pour le "retrouving-sauvetage". Je ne peux répondre précisément à ses questions tant l'émotion et l'épuisement se bousculent aux paupières, il l'aura compris à mes silences.

Je retrouve Tom attablé, et Patrick qui nous rejoint pour un repas nécessaire. Jean arrive aussi, flanqué du toulousain qu'il nous présente toujours avec la même exubérance, sans toutefois nous donner de nouvelles du mulhousien. Au passage d'un anglais que je n'ai pas arrêté de "croiser" depuis hier, Jean lâche une blague douteuse du genre "personne n'est parfait, surtout pas les Anglais !". Le cyclo d'outre-manche s'étonne de déclencher quelques rires sur son passage. Je lui traduis la blague tout en soulignant qu'elle ne m'appartient pas ; sourire et clin d’œil complices.

Patrick et moi terminons notre repas rapidement, et nous nous enfuyons de Mortagne direction Nogent le Roi. Les collines du Perche me paraissent bizarrement moins difficiles qu'à l'aller. Dans les côtes plus personne ne sort, tout le monde monte à la même vitesse. Quelques kilomètres après Mortagne, en pleine descente, nous rencontrons des véhicules de la DDE et un chantier de réfection de la chaussée. 3 cm de gravier non tassé, camions de goudron, de caillou, fourgonnettes de la DDE nous croisent à vive allure, visiblement excédés de rencontrer tous ces vélos sur leur chantier. Pas contents non plus les cyclos d'avoir à rouler dents et fesses serrées, poignets tendus sur le cintre pour éviter le dérapage et la chute. Les motards de l'assistance recueillent nos récriminations et nos pensées inquiètes pour nos copains de route qui passeront là cette nuit.

Mon fessier est de plus en plus douloureux, j'ai l'impression, malgré deux cuissards enfilés l'un par-dessus l'autre et tout ce Cetavlon absorbé par la peau de chamois, que celle-ci s'est transformée en papier de verre... à gros grains ! Je me mets de plus en plus souvent debout sur les pédales,  utilisant autant qu'il m'est permis de le faire mon poids et l'inertie pour économiser mes forces. Je redoute la mauvaise position sur le vélo engendrant des blessures irrémédiables aux articulations, ce serait tellement bête d'abandonner sur blessure si près de l'arrivée. Nous convenons avec Patrick de nous arrêter à Senonches pour y boire un café et refaire provision de Cetavlon. Il a l'air de souffrir de plus en plus de ses orteils et se voit obligé de pédaler le plus souvent possible en tirant sur les pédales plutôt qu'en appuyant. Le bourg est loin, le trajet vallonné, le soleil cuisant. Arrivant enfin à Senonches, Patrick s'installe à une terrasse. 

Tout en allant à la pharmacie où les misères cyclotouristes commencent à échouer, je rencontre à nouveau Tom. Il me baragouine quelques mots que je ne parviens pas à comprendre, me laisse descendre de vélo, " You will understand " et me montre de l'index la patte velcro de ma sacoche de selle. Je n'y vois tout d'abord rien d'anormal, puis je trouve enfin le très joli pin's de son club californien qu'il y a accroché je ne sais vraiment pas quand. Ce petit geste d'une simplicité et d'une gentillesse remarquables témoigne à lui seul de l'intensité des relations qui peuvent se nouer alors, et qui, pour elles seules atténuent bien des souffrances. Le qualificatif pompeux d'aventure humaine prend là aussi tout son sens. Je n'ai pas le temps de le remercier, que Tom est déjà reparti. Je comptais pourtant bien lui offrir un café. Ce sera pour dans 4 ans ! D'ici là, j'espère bien trouver ses coordonnées, et correspondre.

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Le pharmacien est étonné de voir toutes ces blessures défiler dans son officine, il y a là vertèbres cervicales coincées, peau des pieds arrachée avec la chaussette, et... mes fesses, nos fesses. Je lui conseille gentiment de  rester ouvert cette nuit !

L'hôtel restaurant où nous prenons le café est frais et charmant, style cottage anglais, on s'y arrêterait bien définitivement !

A la sortie de Senonches mais encore dans l'agglomération, vélo posé contre un muret, nous dépassons un cyclo hagard le regard rivé à sa monture. Debout au bord de la route il porte un maillot de corps bleu marine, et rien en dessous de la ceinture. Nous ne pouvons pas grand chose pour lui ; il ne doit plus savoir ni où il est, ni ce qu'il fait, ni peut être même qui il est ! Lâchement, chacun sa misère, nous passons notre chemin, l'abandonnant aux bons soins des motards de l'assistance.

Nogent le Roi 18 h 42 - jeudi 26 - km 1147 - 14ème contrôle

Le repas est vraiment le bienvenu, c'est le dernier et nous mangeons en tête-à-tête, trouvant encore la force de "philosopher" sur l'épreuve. Assis sur un banc, sous un chapiteau ensoleillé, au milieu d'une petite vingtaine de cyclos, notre anglais taquin arrive et s'installe à une autre table. Il est rejoint petit à petit par d'autres anglophones qui tout naturellement s'assoient dès que possible, c'est à dire au bout d'un banc. Plusieurs manquent de justesse de se retrouver les cales en l'air... difficile de se retenir de rire. L'Anglais nous lance alors avec un petit air malicieux "C'est un banc fabriqué par les Français, exclusivement pour les Anglais !"

Patrick est pressé, j'en oublie de boire le café pourtant si nécessaire. Remontant sur nos vélos, nous apercevons Robert LEPERTEL en chair et en os, le grand patron de Paris-Brest  descendre de voiture avec Madame. Nous ne pouvons repartir sans les saluer et les remercier de nous avoir offert une si belle épreuve, si bien organisée. Il nous souhaite bonne route pour les 83 km restant. Stupeur !

un contrôleur corrige :

- non, 67.

Puis un deuxième :

- mais non, 57 ! 

Ne sachant plus à qui, de "Dieu ou de ses saints" se fier, nous les laissons sur leur désaccord, pour... ce qui reste à faire ! 

Quelques kilomètres plus loin, je laisse Patrick partir devant, il est plus en forme à ce moment que moi, et surtout plus motivé par son challenge. En finir, tout simplement, car je sais bien alors que j'arriverai ce soir, est ma seule et ultime motivation. Je m'arrête dans un bar isolé, perdu, unique, où j'échoue en quête de café. J'y suis accueilli par un chien, ma foi, d'un fort beau gabarit, mi-étonné, mi-menaçant et  qui me flaire le mollet d'un peu trop près à mon goût... "cyclo déjà mordu craint les crocs" ! Je demande aux quatre ou cinq personnes qui sont là et qui me dévisagent comme si j'étais E.T., de rappeler la bête que je n'ai ni la force ni même le courage d'écarter, de peur qu'elle ne se méprenne sur mes intentions et ne vire agressive. Ils ont du mal à comprendre et imaginer cette fatigue. Enfin je m'affale au bar, dévore un café, sirote un Mars avant de me rendre aux toilettes pour une dernière rasade de Cetavlon tartinée généreusement sur le papier de verre. Après m'être vêtu pour la nuit, coupe vent et baudrier, je repars lentement sur la route droite, noire et déserte. Signe qu'il y a encore beaucoup de monde derrière, ou que je me suis trompé, ou bien que je suis le dernier !?

Déserte, pas tout à fait puisque je ne tarde pas à retrouver Tim. Il enfile lui aussi sa tenue de nuit tout en toussant et mouchant, il est bien pris, et nous décidons d'unir nos misères pour finir ensemble les quelques 50 kilomètres restant. Nous devisons intelligemment ; il a compris mes propos sur les braquets et les relais qu'il prend maintenant généreusement sur le 42 dents. Un petit groupe de six se constitue avec un flamand, deux charentais, et un parisien. Nous arriverons quasiment ensemble, non sans avoir beaucoup peiné dans les banlieues interminables. 

Bien que de retour dans la civilisation, les longues avenues, les bâtiments industriels, les centres commerciaux immenses semblent irréels, et le gymnase des Droits de l'Homme un vaisseau fantôme.

St Quentin en Yvelines 22 h 59 - jeudi 26 - km 1218 - contrôle d'arrivée

C'en est fini du vélo par un plan incliné de bois pour passer le trottoir, une dernière côte à 45° avant la longue allée de sable qui descend jusqu'au gymnase. Gérard est là, la foule est clairsemée mais chaleureuse, je réussis à ne pas tomber et à marcher vers les officiels pour un dernier coup de tampon et le dernier passage de la carte magnétique.

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Au milieu du gymnase, je pose aux côtés de Tim pour la photo que prend son épouse et que j'espère bien recevoir puisque nous avons échangé nos adresses. Je réussis tant bien que mal à contenir un flot de larmes de plaisir, de souffrance et de satisfaction mêlés.

Gérard me bichonne, Vichy, Coca, sandwiches et nous repartons vers Egreville, la tête pleine à craquer de paysages, de récits, d'anecdotes. Après avoir fait 1270 km selon mon compteur, à seulement 17 km/h de moyenne, les autoroutes, les virages, les 110 km/h de la Scénic manquent de me faire rendre mon repas, mais je résiste. A la maison, Adrien m'attend. Larmes refoulées, pas de bain ce soir, je m'effondre nu sur le lit et passe la nuit à respirer... par les fesses ! Le lendemain je suis le premier levé, à l'étonnement de Gérard,  j'ai faim et soif. Il faut maintenant récupérer précautionneusement.

Nous partirons Adrien et moi, seuls dans notre petit fourgon pour terminer les congés d'été, reposer sur les plages chaudes de l'île d'Oléron, rêver encore de vélo l'oeil rivé sur les fils et les cerfs-volants.  

J'apprendrai bien plus tard à la maison, grâce au minitel que je suis le 875ème à franchir la ligne, il y en avait encore 2300 environ derrière. 73 heures, en fait 72 h 30, sera la durée totale de mon premier Paris-Brest et retour.

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Les conditions de la réussite

- L'expérience de la randonnée de longue distance supérieure à 100 kilomètres acquise avec les conseils et l'observation de Gilbert, Jean, Roger, Georges, ainsi que tous les autres camarades de Beaune Cyclos,

- la préparation personnelle, 200, 300, 400, 600 kilomètres des Brevets des Randonneurs Mondiaux, 200 de la Randonnée des Sources, 250 du Brevet Montagnard du Haut Bugey, 250 du Brevet Montagnard des Ballons Vosgiens, 250 du Brevet de Randonneur des Alpes, la dizaine de sorties de 100 km en solitaire en Corrèze,

- une bonne gestion de l'assistance médicamenteuse :

             ¤ Harpagophytum, Rhus Toxicodendron, et Voltarène Emulgel contre la tendinite et les douleurs articulaires,

             ¤ Uteplex pour la musculation du dos après les douleurs du printemps,

             ¤ Sporténine contre courbatures et crampes,

             ¤ Cetavlon contre l'érythème fessier (à revoir sérieusement !) 

- une bonne gestion de l'alimentation et de l'hydratation avant, pendant et après la randonnée, 

- un vélo en bon état (1500 Francs d'occasion !), aux développements adaptés, 52, 42, 30  x  12, 14, 16, 18, 20, 24, 28 ; aux mensurations et à la géométrie adéquates,

- le moral nécessaire, avec pour objectif premier l'envie d'y parvenir chevillée au corps, 

- l'asistance psychologique que procurent tous ces gens au bord de la route, de jour, comme de nuit, à l'aller comme au retour.

C'est au cœur de la Bretagne, entre Fougères et Carhaix, que les occasions de s'arrêter sont les plus nombreuses : ici on affiche dortoir gratuit, là on fait des crêpes et du café en plein air, ailleurs on joue de l'accordéon, et en de multiples endroits des enfants tendent de l'eau. Si quelques bistrots ouverts jour et nuit pendant 3 ou 4 jours bénéficient de retombées économiques, elles sont sans doute bien minimes et ne se reproduisent que tous les 4 ans. C'est donc bien pour notre plaisir et le leur que tous ces gens sont là. 

Les raisons d'un non-échec

- des conditions météo favorables du départ à l'arrivée, hormis deux heures de crachin soutenu à l'approche de Brest,

- les rencontres et les échanges agréables et distrayants avec les cyclos américains, Tim, Tom, Denice, Gunther,... qui m'ont fait paraître moins longs, plus attrayants quelques centaines de kilomètres... et puis Teddy Bear..., et Toilets...,

- et la nuit blanche magique, si magique qu'elle  ouvre la petite porte du matin sur un monde tout neuf...

- la volonté de ne pas abandonner si près du but malgré les brûlures difficilement supportables aux fesses et dans le haut de la cuisse gauche, 

- l'absence de panne mécanique dont la survenue dans le dernier quart de la randonnée m'aurait contraint à un délai plus long et peut être à avoir recours à de l'assistance. J'aurais en effet eu bien du mal à trouver la force suffisante dans les mains pour réparer une simple crevaison.

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© F6

septembre 1999

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Commentaires
P
Beau périple. Impressionnant ! Magnifique !... Mais n'est-ce pas légèrement "surhumain" ?
C
Bonsoir Francis<br /> <br /> Dans cette deuxième partie on ressent bien toute la fatigue accumulée et la peur de ne plus pouvoir se réveiller à temps. Un combat de tous les instants que tu as surmonté haut la main... Bravo pour l'exploit !!...<br /> <br /> Bises et belle soirée<br /> <br /> Chronique
M
Bravo !!!! Belle détermination.<br /> <br /> Je ne connaissais pas la composition de la tranche jaune du cheeseburger.
H
Je ne connaissais pas cette course. Je ne connais de Paris-Brest ...que le Gâteau...<br /> <br /> <br /> <br /> Il te fallait un mental d'acier pour affronter cela, je n'en reviens pas. Moi qui n'a ni survêtement, ni même une paire de basket, tu l'auras compris, pas sportive du tout, je suis vraiment admirative devant un tel exploit!<br /> <br /> Et puis tu nous racontes cela d'une telle façon qu'on ne peut que te suivre jusqu'à la ligne d'arrivée...bravo pour la belle écriture. Tu nous embarques avec toi dans l'émotion, la fatigue : l'exploit d'une écriture saisissante, franche, poignante.<br /> <br /> <br /> <br /> Très bonne semaine, j'imagine que tu arrives au bout de tes comptes-rendus et réunions et que tes petits élèves n'auront, bien évidement, que d'excellennnntes appréciations...!
J
Salut Francis<br /> <br /> On se voit, quand à Tinténiac ????
En balade, né au vent
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"Mais en maniant la hache et le passe-partout, j'ai laissé vagabonder mon âme dans l'espace chaud et parfumé, et elle est revenue riche d'une récolte inestimable."
Henri VINCENOT
En balade, né au vent
  • Nez au vent, l'oreille en coin, les yeux curieux, en balade à vélo, à pied, ici et là. Mise en mots, illustrations : F6. Quelques emprunts autorisés, signalés par un lien vers leurs origines. On peut aussi emprunter, en demandant, c'est plus poli.
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