Malheureux comme la pierre
Benoît, d’un commerce agréable, ne prenait de décision qu’en matière de commerce où sa fermeté et sa gentillesse étaient appréciées bien au-delà des frontières du comté. Son père, riche négociant, était reconnu pour son honnêteté et son sens des affaires. Rubis sur l’ongle il payait : aux fermiers les bêtes qu’il leur achetait, aux drapiers les pièces de tissus, aux vignerons celles de vin, aux tondeurs les balles de laine, aux fileuses les bobines de fil de soie… Leurs immenses magasins ne cessaient de se remplir et de se vider, au fur et à mesure des voyages du fils. Le père négociait et achetait sur place et aux alentours ; le fils partait vendre et livrer quatre fois par an, d’avril à novembre.
Mont Lozère - Mas de la Barque - mai 2015
De décembre à mars, à la mauvaise saison, il repartait seul sur les grands chemins prospecter, vanter leurs produits, leurs prix, tandis que son père remplissait les magasins.
Mont Lozère - vue du Col de l'Aigle (1605 m) sur le versant méditerranéen - mai 2015
Benoît avait commencé jeune. A l'âge de 12 ou 13 ans il accompagnait son père pour les deux caravanes annuelles. L’une descendait dans le sud, là où le pays s’ouvrait à la mer ; l’autre se dirigeait à l’ouest, vers les rives de l’océan. Au pas des chevaux tirant de lourds chariots, à l’écoute des commis habiles et prudents, Benoît avait appris les pièges du ciel, de la terre, et des brigands, quand le chemin se perd dans des éboulis, quand des trombes d’eau s’abattent sur la caravane des jours durant, quand il faut lâcher les chiens. A l’écoute de son père, Benoît avait appris les ruses du commerce.
Mont Lozère - Pic Cassini (1680 m) - mai 2015
Puis l’âge venant, le père vit intérêt à confier la route et la vente à Benoît, choisissant de se consacrer seul à l’achat et au stockage. Mieux même, non seulement il ordonna qu’on multiplie par deux les convois, mais il engagea Benoît à profiter de son expérience et des voyages de retour, pour remonter au pays des denrées rares ici qui s’arracheraient à prix d’or. Du sud, le convoi revenait chargé de fûts d’huile, de sacs d’épices et de seaux d’olives, tandis que de l’ouest on rapportait des boisseaux de semences de céréales rares, quelques mâles reproducteurs qui viendraient diversifier et revigorer le cheptel, pour les grandes occasions, des bouteilles de vin précieux, bien plus fin que celui d’ici qu’on peinait à vendre.
Mont Lozère - vu depuis La Cham de l'Hermet au dessus de Pont de Montvert - avril 2015
Les années passaient, florissantes d’échanges commerciaux. Benoît trouvait son compte dans ces quatre allers-retours chargés de marchandises. De ses prospections hivernales en solitaire, il rapportait toujours quelques délicatesses qui enchantaient les uns et les autres : douceurs de fruits confits ou de liqueurs sucrées, livres savants, échantillons d’étoffes bigarrées remarquables, outils ingénieux… Les années passaient, jusqu’au jour où le père, en bon négociant soucieux d’une transmission solide, et la mère, rêvant à de doux enfants, demandèrent à Benoît : « Mais quand donc épouseras-tu ? ».
A 30 ans, 10 mois par année sur les chemins de commerce, personne ici, pas même ses amis d’enfance, ne connaissait d’autre amour à Benoît que celui du voyage.
Mont Lozère - depuis le Pic Cassini, vue sur la Montagne du Bougès, et les "premiers pas" du Tarn (versant atlantique) - mai 2015
Personne ne lui connaissait d’autre amour que celui du voyage, mis à part son cheval. Celui-ci, à chaque descente dans le sud, goûtait avec délices les quelques jours de repos dans les grandes écuries du père de Janetoun. Il est des regards, des gestes, des connivences, des éclats de rires et des rougeurs subites, des promenades inhabituelles, des cadeaux, mouchoirs ou étoles de soie qui ne trompent pas. Tandis que les commis logeant au relais voisin déchargeaient et chargeaient, les négociants négociaient. Chacun de son côté profitait de ce relatif repos mérité : les commis, aux jeux et à la boisson avec les rouliers de passage ; Benoît, racontant au coin du feu la route et ses découvertes, apportant des nouvelles de l’un ou de l’autre, proposant à déguster quelques élixirs sublimes. Les années passaient. Invariablement Benoît saluait et prenait congé, souhaitant le bonsoir ou l’au revoir quand, à la fin de chaque repas, puis au moment de reprendre la route, immanquablement on le questionnait : « Et toi Benoît, quand donc épouseras-tu ? ».
Nul ne savait vraiment ce qui s’était tissé entre Benoît et Janetoun. Peut-être aurait-il mieux valu interroger le cheval, témoin d’allées et venues, de racontars de brins de foin ?
Mont Lozère - depuis le Pic Cassini, vue sur le Sommet de Finiels (1699 m) - mai 2015
Personne ne lui connaissait d’autre amour que celui du voyage, mis à part son cheval. Celui-ci, à chaque voyage vers l’ouest, goûtait avec délices les quelques jours de repos dans les grandes écuries du père de Rufina. Il est des regards, des gestes, des connivences, des éclats de rires et des rougeurs subites, des promenades inhabituelles, des cadeaux, rubans ou fines dentelles qui ne trompent pas. Tandis que les commis logeant au relais voisin déchargeaient et chargeaient, les négociants négociaient. Chacun de son côté profitait de ce relatif repos mérité : les commis, aux jeux et à la boisson avec les rouliers de passage ; Benoît, racontant au coin du feu la route et ses découvertes, apportant des nouvelles de l’un ou de l’autre, proposant à savourer quelques confiseries exquises. Les années passaient. Invariablement Benoît saluait et prenait congé, souhaitant le bonsoir ou l’au revoir quand, à la fin de chaque repas, puis au moment de reprendre la route, immanquablement on le questionnait : « Et toi Benoît, quand donc épouseras-tu ? ».
Nul ne savait vraiment ce qui s’était tissé entre Benoît et Rufina. Peut-être aurait-il mieux valu interroger le cheval, témoin d’allées et venues, de racontars de brins de foin ?
Rochers aux abords du Pic Cassini - mai 2015
« Benoît, quand donc épouseras-tu ? » : lassé d’entendre cette même question au sud, à l’ouest et au centre, arrivé au bel âge de 33 ans, Benoît fit le choix d’épouser. A la plus grande joie de ses parents, on se prépara à l’évènement. Tout se ferait sur place à l’église du village et dans les grands magasins de la famille où l’on tasserait bien la centaine de convives entre les fûts d’huile ou de vin, les balles de laine. De ses voyages, Benoît avait rapporté les viandes les plus tendres, les vins les plus fins, les fruits et légumes les plus étranges, les confiseries les plus suaves… Benoît fit le choix d’épouser, Benoît fit le choix du jour et de l’heure, mais Benoît laissa au temps celui de faire le choix de Janetoun ou bien de Rufina.
Pont du Tarn à proximité du Mas Camargue (1349 m) - avril 2014
Ainsi, dit-il aux parents de Janetoun : « Je rentre de voyage la veille et je repars le lendemain, j’épouserai Janetoun ce jour-là et à cette heure-là, inutile d’arriver plus tôt ; et plus tard, ce sera trop tard ».
Le Folhaquier, hameau de Saint André de Valborgne - octobre 2012
Ainsi, dit-il aux parents de Rufina : « Je rentre de voyage la veille et je repars le lendemain, j’épouserai Rufina ce jour-là et à cette heure-là, inutile d’arriver plus tôt ; et plus tard, ce sera trop tard ».
Mont Lozère - vue du Col de l'Aigle (1605 m) sur le versant méditerranéen - mai 2015
Le jour dit, plus la famille de Janetoun venant du sud avançait en chemin, plus le ciel s’obscurcissait au dessus de leurs têtes. Le jour dit, plus la famille de Rufina venant de l’ouest avançait en chemin, plus le ciel s’obscurcissait au dessus de leurs têtes. Chacune approchant pas à pas, le noir des cieux du sud se joignit au noir des cieux de l’ouest pour ne former qu’une sombre et terrible menace sur l’église où tout le village était rassemblé pour les épousailles de Benoît.
Vue sur le Causse Méjean (versant atlantique) depuis les flancs de l'Aigoual - avril 2012
A la même seconde de la même minute de la même heure, le choc du lourd heurtoir manœuvré des mains conjointes de Janetoun et de Rufina ébranla la porte massive, déclenchant la colère des cieux et des terres du sud et de l’ouest. Le sol se souleva et trembla. Des trombes d’eau submergèrent la région. Un coup de tonnerre, un seul, accompagné d’un éclair foudroyant, un seul, s’abattirent sur l’édifice dont il ne resta rien qu’une énorme pierre de feu emprisonnant Benoît.
Mont Lozère - "La pierre qui pleure" (baptisée ainsi par F6) - en chemin vers la crête de la Tête de Boeuf - Mas Camargue - mai 2015
Bien des années plus tard, usée par le temps et le remords, la pierre prit la forme d’un cœur brisé renversé. De cette pierre qui pleure sur la crête du Mont Lozère, de cette pierre qui pleure sur la ligne de partage des eaux,
"La pierre qui pleure" - détail - mai 2015
personne ne peut dire encore avec certitude aujourd’hui, où coulent ses larmes :
- en direction du sud, vers la Mer Méditerranée de Janetoun ?
- vers l’ouest, pour rejoindre l’Océan Atlantique cher à Rufina ?
Ce qui est sûr par contre, c’est que d’avril à novembre la pierre qui pleure est fleurie,
fleurie de jonquilles,
Jonquilles des flancs de l'Aigoual - avril 2012
fleurie de renoncules.
Renoncules de "La Pierre qui pleure" - mai 2015
© F6
entre Lozère et Cévennes - mai 2015