A la bonne heure
Habitué depuis plusieurs années aux montres électroniques multifonction à vocation sportive, me voici aujourd'hui lassé de ces monstres de technologie de précision qui persistent inlassablement à afficher leurs données ponctuelles, hachant menu les secondes en 100 dans le tiroir de mon bureau. Une à une leur bracelet cuit, ou pire le boîtier casse, ne permettant plus l'insertion des pompes. Quant au changement de la pile, il peut s'avérer presque aussi coûteux que la montre elle même. S'il n'y avait pas cette sale pile, ces "tocantes toquées" qui prétendent à des records d'étanchéité, mériteraient d'être passées par dessus bord en plein océan, condamnées à porter la bonne heure à l'éternité des fonds abyssaux.
En attendant, à chaque ouverture du tiroir du bureau, la colère monte de ne pas pouvoir faire réparer ces outils et l'irritation décuple quand la radio parle de "développement durable", de "grenelle de l'environnement", de "protocole d'ici ou de là", de "transition énergétique"... L'estocade finale est portée par les aiguilles assassines de la petite "Régilux", celle-là même qu'on m'a offert il y a belle lurette alors que j'avais 10 ou 12 ans, que je ressort et remonte pour ne pas perdre le temps entre deux achats de technologie asiatique. Ma petite "Régilux" de garçonnet semble dire narquoise : "tu vois, je te l'avais bien dit...!"
Las, "game over".
Traversant le Jura en long en large et en travers, et notamment le "pays horloger", l'envie d'en finir avec l'électronique pour renouer avec la mécanique croit d'année en année. Au diable les centièmes de seconde et les pulsations cardiaques, mais, réputé autrefois pour son industrie horlogère, triste est de constater que celle-ci a pratiquement quitté la région n'y laissant que souvenirs et musées.
Il n'y a somme toute pas si longtemps, à la précision s'ajoutait l'ingéniosité Jurassienne :
Celle de pouvoir se transporter sur, et grâce à son outil de travail,
en y attelant un complément utile et apprécié.
Bien mince est la consolation d'assister aujourd'hui au va-et-vient quotidien des ouvriers français de mécanique de précision vers la Suisse voisine. Mais, ne soyons pas trop triste et chauvin, le Jura est encore réputé pour ses fromages, autant que l'est la Suisse pour ses banques, son chocolat et son horlogerie.
A SAINT-POINT-LAC au bord du Doubs, la fromagerie fait travailler vaches montbéliardes, vastes prairies de moyenne montagne, fromagers et éleveurs issus d'écoles toutes proches. L'endroit est frais, parfumé aux senteurs d'une enfance où j'allais libre comme un chat, de cachette en cabane, à la pêche aux têtards, à la chasse aux trésors.
Juin 2011 nous offre l'occasion d'un court séjour au bord du Lac, grâce à l'un des derniers "ponts" encore accordé par un employeur suspicieux... moyennant rattrapage anticipé. Le camping est à chacun de nos passages comme l'une de nos résidences secondaires, peu coûteuse, suffisamment confortable : plaisir d'un "repaysement" parmi d'autres. Aujourd'hui je vais de route en chemin, à bicyclette ou vélo tout terrain, sur les traces d'anciennes balades à la découverte de nouveaux panoramas. Port Titi, Mouthe à la source du Doubs, Château de Joux verrou de la cluse de Pontarlier et cellule de Toussaint Louverture, Mont d'Or, Fort Saint Antoine, Mont Noir et Risoux... exhalent à pleine forêt des bouffées de souvenirs d'aventures enfantines.
Ce 3 juin, ma pédalée déterminée se rapproche de la frontière et joue plusieurs fois avec l'altitude des 1000 m au delà de la vallée des ETRACHES, des ALLIES et des GRAS, après PONTARLIER en direction de la Suisse.
Je suis parti à la fraîche pour ce rendez-vous. Les brumes matinales sont parfois transpercées de soleil, mais seule la côte réchauffe un peu, très temporairement. A peine réchauffé, altitude, vent, passages nuageux ou descente, intiment l'ordre de ressortir le vêtement de la sacoche.
Extrait de carte en lambeaux (pliée, dépliée, repliée, arrosée...) - secteur où l'on prendra le temps, sous les aiguilles d'une montre d'ici, de déguster la saucisse de Morteau, le Comté, les caramels et chocolats Klaus, de siroter l'Absynthe, le Pontanis ou la liqueur de bourgeons de sapin, les sirops ou la limonade Rième...
Peu après le Nid du Fol et la chapelle des Cermoniers, c'est un panneau inquiétant qui accueille le promeneur grelottant en Suisse : "Vallée de la Brévine - Sibérie de la Suisse".
Ce rendez-vous s'est petit à petit imposé à moi en février peu après mon anniversaire, juste pour lui présenter l'écrin de sa naissance. Certes, j'aurais préféré porter une pure française d'origine jurassienne mais je n'ai pas eu le choix : il ne s'en fait plus, ou alors à un prix qui n'est pas à la portée de ma bourse.
Je vais probablement croiser ici sur ma route d'aujourd'hui quelqu'un qui l'a sortie de son berceau, tenue dans ses mains, caressée, qui a vérifié que tout était bien en place, l'a essayée puis nettoyée au chiffon doux une dernière fois avant de l'emballer.
C'est au LOCLE entre VILLERS-LE-LAC et LA-CHAUX-DE-FONDS que tu as vu le jour. Seconde après seconde, tu m'accompagnes de ton calibre automatique, puisant la force de ton mouvement à ceux de mon poignet. Quelle belle collaboration pour une économie et un recyclage d'énergie bien d'actualité !
Je me plais à croire que tu as donné du travail là, qu'il ne t'a pas fallu traverser océans et continents pour arriver jusqu'à moi, et que le jour où tu auras besoin de quelque réconfort mécanique, tu trouveras celui-ci à notre porte.
Ici au LOCLE, la vocation horlogère de la contrée s'affiche dès l'entrée et se confirme, telle une devise locale, au fronton de l'Hôtel de ville où l'on peut lire : "les hommes ont divisé le cours du soleil, déterminé les heures".
Ce fronton est l'oeuvre du peintre suisse Ernest BIELER (1863-1948) que l'on appréciera sans doute aussi pour ses portraits simples et champêtres.
Point de triste zone industrielle, ta maternité baigne dans la quiétude d'un parc ombragé voisinant de belles demeures cossues.
Mais au fait, quelle heure dis-tu ?
Il est temps après cette promenade dans les rues du LOCLE, de reprendre le chemin de SAINT-POINT-LAC.
Précision utile :
A propos du goût pour les montres de luxe d'un Président de la République française, Jacques Séguéla notre publiciste hexagonal perpétuellement uvéïsé, avait failli un propos vulgaire, suffisant, provocant, insultant : "si à 50 ans on n'a pas une Rolex, on a raté sa vie".
Tissot n'est pas Rolex dont le premier prix est 16 fois plus élevé, mais j'ai bien 50 ans et plus ! Quand à avoir réussi ou raté ma vie, je ne me pose même pas cette question. Si j'avais à le faire, ce ne serait surtout pas à la mesure d'une quantité de biens matériels amassés, sans même parler de luxe parfaitement incongru dans notre histoire et nos origines familiales.
Si les hommes savaient mesurer puis diviser les richesses avec autant d'équité et de précision qu'on le fait du temps au LOCLE...
Post scriptum :
Depuis février 2011, la petite Régilux, oubliant les Casio cassées du tiroir, jalouse la nouvelle Tissot.
- C'est promis, petite Régilux, bientôt je te fais réviser et tu reprends du service en alternance coquette avec ta nouvelle concurrente. Puis, après le mien, qui sait si toutes deux vous ne donnerez pas le temps à d'autres poignets...
F6 - juin 2011
("importé", corrigé en septembre 2014)