Des sacoches sous les yeux
La tente 2 places mesure 1,20 m de haut, 2,10 m de long, 1,50 m de large, avec une toute petite abside : ce qu'il faut pour un gars costaud et son bagage.
Petit à petit, au fil des voyages et des campements, les gestes se ritualisent. L’installation dans l’après-midi et le rangement du campement au petit matin sont à peu de choses près rigoureusement symétriques par rapport à la nuit. A deux dans cette petite tente, ce serait sans doute possible, en cas de besoin, mais demanderait gymnastique, voire chorégraphie soir et matin !
Les sacoches sont au nombre de 5 : n° 1 duvet, matelas, nécessaire toilette / n° 2 vêtements / n° 3 petits matériels divers, de route et de lecture / n° 4 cuisine et réserves alimentaires / n° 5 sacoche de guidon, table à carte, en-cas alimentaire, appareil photo, état-civil et menue monnaie. Au nombre de 5, auquel il faut ajouter la tente roulée dans son sac, calée sur le porte bagage arrière entre n° 1 et 2.
Ritualiser en matière de camping, c’est en principe gagner du temps et mettre plus de chances de son côté pour ne rien perdre.
Au réveil, ouvrir les vannes du petit matelas autogonflant et de l’oreiller, trouver la lampe frontale, sortir du duvet. Si possible dans un même balancement comme un culbuto sur le dos, retirer sous-vêtements et enfiler dans l'ordre cuissard, socquettes et maillot, savoir quoi faire des bretelles. Se retourner, s'agenouiller, se reculer vers le fond, se redresser, rouler duvet et matelas. Remplir alors la sacoche n° 1 sans la fermer, future toilette oblige. Rassembler, plier, enfiler dans les deux sacs nylon les vêtements civils et cyclos dont certains ont fini de sécher dans la tente la nuit. Remplir alors la sacoche n° 2, la fermer. La rouvrir parce qu'on a oublié d'y ranger la paire de baskets et les tongs. Rassembler cartes, crayons, lunettes, carnets, livres, radio, papier hygiénique épars sur le tapis de sol. Remplir la sacoche n° 3, la fermer. Préparer la sacoche de guidon n° 5, celle où se trouve tout ce qui sera nécessaire à la route du jour : plier et réinstaller la carte routière dans le porte carte, disposer ordonner appareil photo, portefeuille, couteau, imperméable, petit outillage pour crevaisons, foulard, quelques victuailles. La sacoche n° 4, à la fois garde-manger et cuisine, a passé la nuit dehors ou dans l'abside fermée. Ouvrir la tente, et toujours à genoux à l'entrée, écarter la sacoche 4 qui gêne, s’extraire en jetant au loin n° 1, 2, 3, et 5.
Enfin extirpé de la tente dans un râle d'étirement puis d’impatience, se précipiter vers un buisson ou bien jusqu’aux toilettes pour soulager sa vessie, mais, sans se prendre les pieds dans les sacoches, les fils tendeurs de la tente, le casque qui traîne... Freiner sa foulée, prendre l’air de rien, et temporiser son impatience, juste pour adresser un signe de politesse au campeur croisé à peine réveillé qui lui n’a encore rien rangé. A ce moment-là, le cyclo-campeur expert se reconnaît aux bretelles du cuissard qui pendent en chemin. Si tu lèves le camp avant l’aube vers 4 ou 5 heures, peu de chance que tu fasses une rencontre de ton emplacement jusqu’aux sanitaires. Entre 5 heures et 7 ou 8 heures, il sort plus régulièrement quelques voisins de leurs tentes ou caravanes qui se rendent aux mêmes lieux, comme des automates, parfois chancelants, rouleau de papier hygiénique à la main. Rarement un mot, surpris d'être surpris, au mieux un signe de tête… faut pas troubler le sommeil des autres. Croiser un hurluberlu lui aussi en vacances, lui aussi debout, mais déjà vêtu de fluo arrogant, bretelles pendantes, vélo harnaché, lampe frontale allumée, trottinant aux toilettes ou remuant sacs de réserves alimentaires et popote alors qu'on se croit seul au monde, ça en surprend plus d’un. Passé 8 heures, tu fais partie du décor matinal.
En cas de pluie, la recette se complique. Avant de soulager sa vessie, il faut d’abord protéger les sacoches sous un abri, s'il s'en trouve un... sinon tout garder dans la tente, s'organiser encore plus, et surtout garder… le moral.
Vient ensuite le moment du démontage et du rangement de la tente qui terminera de sécher cet après midi quand s'installera le prochain camp. Accrochage du bât sur la monture, arrimage des sacoches, popote. Petit-déjeuner, si possible assis à table, sinon accroupi. Vaisselle et toilette, derniers rangements dans les sacoches, ne pas oublier le fil, les pinces à linge, finir de s'étirer, ajuster les bretelles, vérifier genoux, coudes, poignets, ... en principe on peut partir.
En principe seulement, car chaque jour il y a un petit truc qui manque, qu'on perd, qu'on cherche, qui coince, qui gratte, qui frotte, qui grince, qui retarde...
Quelques dizaines de mètres plus tard, il faudra souvent s’arrêter, resserrer, réajuster, retendre… !
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Ce matin là, l’eau chauffe, mais le café ne passe pas ?!
Pour gagner du temps le lendemain matin, je prépare chaque soir le breuvage dans la petite cafetière italienne, puis j’abrite le tout sous une haie avec la sacoche cuisine. D’habitude, l'eau chauffe et le café passe alors que je range mes affaires. Ce matin là, bien que la flamme du camping gaz claire vaillamment, le chuintement de la cafetière tarde, tarde… et le café ne passe pas ?! Y aurait-il quelque chose de déréglé dans la programmation ? Intrigué, je lève le couvercle pour trouver la cause du désagrément matinal : une limace dilatée commence à cuire et à remplir entièrement le compartiment supérieur. Aventure plutôt rigolote, à prendre comme clin d’œil de région humide. Prendre la route sans café, cette boisson chaude petit bonheur matinal ? Impossible ! Café à refaire, après un sérieux nettoyage du gluant !
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Cet autre matin, alors que le départ est imminent, toutes les sacoches sont au sol rebondies et bouclées, la tente est roulée, ensachée. La monture est là, appuyée contre la haie, narquoise, fièrement cravatée de son antivol, telle une mule têtue qui dirait : « nan, aujourd’hui je bouge pas ! »
- Purée, où donc ai-je mis la clé ?
Pas de panique... après avoir vidé frénétiquement la sacoche de guidon et la n°3 dont les contenus sont étalés sur le banc sous mes yeux, avant d’envisager sérieusement de faire de même avec les n° 1, 2 et 4, pensant déjà crochetage ou coupe-boulons, je repasse une fois encore en accéléré le film de la veille, ralentissant certains moments-clés de l’histoire...
- Nan, c'est pas possible... pas là quand même !
Désacher, dérouler, déplier, déziper, s'engouffrer... EUREKA... chuuuuttt les voisins ! Elle est là la p'tiote clé, dans la petite poche justement nommée « vide-poche » tout au fond... de la tente ! Se dégouffrer, plier, rouler, ré-ensacher...
Soit tu prends la route en rigolant de toi, jurant que plus jamais..., soit tu déballes la n°4 pour refaire du café, narguant les limaces !
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Vu de l'extérieur, par exemple du campeur voisin qui se lève pour aller pipi, tout ça doit procurer un spectacle étonnant, tenant à la fois de l'homme "ménagère affairée" hyperactif, de l'autiste ritualisé ou du maniaco-dépressif...
Avant de pouvoir enfourcher l’ensemble roulant, compter au moins une heure de rangements. Une heure, et au moins trente minutes supplémentaires en cas de limace cuite, de clé égarée, ou de tout autre déboire matinal.
Plusieurs fois, il m’est arrivé de sortir du camping et petit à petit d’être surpris par des éléments de décor, affiches panneaux ou arbre particulier, déjà vus la veille mais sous un angle différent. Désorienté !
Après quelques centaines de mètres, ça devient sûr, on repart certes, mais par où on arrivait la veille !
Enfourcher, n’est pas encore voyager !
F6
février 2014
Les plus anciens lecteurs assidus d'ici reconnaitront l'article "Petit matin affairé" extrait du récit de "mon Tour de la France" de 2008 et 2009 disponible intégralement à partir du sommaire.
Cet article "Petit matin affairé" quelque peu réécrit et complété de facéties d'autres voyages a reçu l'accueil favorable de la revue "Cyclotourisme". Paru dans le numéro de mai 2014 tout juste sorti de ma boîte aux lettres, il est librement illustré par "Jack", qui, sans le savoir, a restitué fidèlement entre autre ambiance de ces petits matins, la couleur de ma première tente d'itinérance (n'est-ce pas Philippe !).
La revue "Cyclotourisme" est rédigée, illustrée, conçue, mise en page par des bénévoles de la Fédération Française de Cyclotourisme. La publicité agressive en moins, le vécu et l'authenticité en plus, balades, voyages, matériel, convivialité sont chaque mois au sommaire de notre revue de qualité.
Merci à la FFCT, à Cyclotourisme, à Michel, au comité et à l'équipe de rédaction, à l'équipe du siège de la FFCT...,
- non seulement pour avoir pensé que cette succession de clins d'oeil pouvait intéresser les lecteurs,
- mais surtout pour la durabilité d'une ligne éditoriale de qualité offerte à qui veut, sous une si jolie forme traditionnelle de papier imprimé.