C'est mon nounours !
Histoire.... d'école.
Elle a osé le faire.
Ce matin là, de la pèlerine de toile caoutchoutée beige sortait une main logée confiante dans celle de maman. L'autre, la gauche, serrait l'ours sous la cape. Le chemin sur le trottoir prit la direction opposée de celui qui conduisait chez la Mèmère, quelques centaines de mètres plus haut dans la rue Chanzy.
Chez Mèmère (et Pèpère), c'est fini, sauf pour quand il sera malade. La Mèmère et le Pèpère, c'est la nourrice et son époux. Il lui arrive de ramener le p'tiot un peu plus tôt chez lui et de faire un brin de ménage. Mèmère et Pèpère, on les appelle comme ça d'un commun accord parce qu'ils sont gentils, et déjà âgés, mais pas autant que le Pépé et la Mémé vélo à MONTOT, ni que la Mamie qui vit seule dans les hauts de DIJON. D'ailleurs Pèpère travaille encore.
Mèmère fait rissoler sur la cuisinière bois-charbon des petites pommes de terre nouvelles à l'huile d'olive et au beurre qui grésillent et embaument jusque dans la rue. Les yeux fermés, au flair, Pèpère pourrait rentrer à vélo des entrepôts des Coopérateurs de Lorraine depuis l'autre bout de DIJON. On se met à table avec la grande, revenue de l'école, et le p'tiot.
Table débarrassée à l'heure du café, après avoir relu un article des Dépêches Pèpère sort de son portefeuille de vieux cuir quelques timbres récupérés ça ou là, qu'il lèche et colle minutieusement sur les feuilles collectrices.
Puis il repart au boulot, un bisou à l'enfant déjà grimpé à la sieste sur le lit de l'alcôve.
Ce matin là, très en retard sur ses camarades en classe depuis septembre, le p'tiot prend le chemin de l'école maternelle pour la "petite rentrée scolaire" organisée au retour des vacances de Pâques : celle des plus jeunes inscrits.
Du haut de ses 3 ans et 2 mois, pas de fierté particulière à être grand et aller enfin à l'école. Pensez-donc, ce chemin maman maîtresse de l'école des filles de la Maladière le prend chaque matin ; et puis papa aussi, maître de l'école des garçons. Aller chaque jour, toute une vie à l'école, c'est dans l'ordre des choses dans la famille. Mais ce matin là un reste de giboulée frigorifiante au ciel..., tout de même un peu besoin d'être accompagné de l'ours Maronnet, comme pour aller chez Mèmère et Pèpère.
L'école de la Maladière, c'est un monument encerclé de casernes à soldats et d'usines à ouvriers, une vraie ruche à gamins qui a pu en compter jusqu'à 600. Les portes de ses imposants bâtiments de briques rouges ouvrent en 1933 pour faire face à la poussée démographique de la banlieue nord de DIJON. Autour des casernes et des usines on a construit lotissements ouvriers de petites maisons avec jardinet, immeubles sociaux, commerces de quartier, cinéma, square, école, puis église avec patronage et terrain de sport. Dans ce quartier de la Maladière au nom hérité de la léproserie du 12ème siècle, tout est là à disposition pour former le citoyen-paroissien : le goupillon, le tableau noir, et le sabre.
Ce matin là, maman et Maronnet à la main, c'est l'école maternelle qui ouvre une lourde porte d'acier et de verre pour ses premiers pas dans le temple laïque.
L'accueil est raide.
L'odeur, moins suave que celle des pommes de terre de la Mèmère est nouvelle, faite de craie, de colle, d'encre et de peinture.
La dame est immense et l'armoire est si haute.
Lâchant maman pour soulever la capeline, le p'tiot doit tendre Maronnet à la dame : on n'est plus chez la Mèmère, on est à l'école !
Maronnet disparait dans une bassine que la dame immense perche au sommet de l'armoire - maman fuit discrètement vers son école - la grande porte de verre et d'acier se referme sur elle, résonnant d'un long écho brutal... et définitif. La dame immense empoigne la main du gamin pour le conduire dans sa classe...
... elle a osé le faire !
Depuis ce matin d'avril 1962, il est allé à l'école chaque jour, comme un grand, un vrai, refusant de donner la main. Grand..., et un peu fâché. Parfois plus tard la trouille au ventre, mais toujours franchissant les lourdes portes de verre et d'acier..., les mains dans les poches, pas sur le même trottoir que maman, mieux encore, par un autre chemin.
50 ans plus tard j'ai retrouvé mon ours, un jour. Etait-ce dans une école, ou bien au bureau, sur une armoire, ou assis au coin de la table... ?
Parcours scolaire obligatoire, quelques années d'études, puis 35 de vie professionnelle. Aujourd'hui mon ours retrouvé, je pourrais presque refermer la lourde porte de verre et d'acier,... ce n'est pas l'envie qui manque.
J'ai rencontré des grandes dames qui font encore peur, mais aussi bien plus de caisses à doudous qu'on rend aux enfants. A l'école qui sent encore un peu la craie et le tableau noir mais plus l'encre ni la cire, flotte souvent un parfum de tarte aux pommes ou de gâteau au yaourt. Mes élèves et moi y avons introduit celui de la jardinière des légumes récoltés dans notre jardin scolaire.
L'usine à cases des livrets de compétences, sans douleur, mais impitoyable et définitive, ajoute à la trouille des jours d'évaluation ou d'examen...
Le chemin qui conduisait autrefois pratiquement sans détour de l'école à l'emploi connaît aujourd'hui une issue incertaine ; si incertaine que la réussite scolaire singulière en devient obsédante et angoissante. Mais pour autant, il n'y a pas d'ascenseur social à la porte étroite dans laquelle l'école se devrait de conduire le plus possible d'enfants à s'engouffrer. C'est là, supercherie entretenue par des esprits mal intentionnés, détournant l'école de sa mission fondamentale.
L'école se doit d'user des ponts, des portes, des fenêtres, des passerelles, des cordes, des échelles, parfois même de trous de souris..., mais pas d'ascenseur. Elle n'a pas vocation à ce que certains s'élèvent au dessus des autres..., des leurs. L'école est celle du peuple, de tous les enfants..., des réussites plurielles.
On m'avait rendu Maronnet, bien sûr..., mais en tous cas pas la certitude que ce lieu pouvait être chaleureux. Ce que je cherche à l'école depuis tant d'années, ce n'est sans doute que la satisfaction d'y savoir aussi les enfants heureux,... et peut-être d'y contribuer modestement.
Mon ours d'aujourd'hui est tricoté par ma collègue Sandrine ("Sundream factory" flyer), qui pourrait bien avec un tel savoir faire élargi à d'autres réalisations envisager une belle reconversion professionnelle.
avril 2012